
La Perle de Godavarie
La station internationale avait subi d’irrémédiables avaries. Elle sombrait vers l’atmosphère où son embrasement allait précéder sa destruction finale. A son bord, un homme venait d’enfiler son scaphandre, il bondissait en apesanteur. Il fuyait, tentant d’atteindre une des capsules de secours. Sa mission avait échoué, on savait bien que cette ultime tentative de cohésion du monde était désespérée. L’humain est belliqueux de nature, cette ultime guerre apocalyptique fut programmée de longue date. En bas, la Terre brûlait et la vie qu’elle avait engendrée disparaissait.
Le cosmonaute réussit à atteindre la capsule numéro trois. Il se glissa à l’intérieur et prépara le lancement. De ses yeux clairs il fixa la Terre pour la dernière fois. Depuis l’espace, il distinguait les centaines de champignons atomiques qui ravageaient sa planète. Une larme coula sur sa joue. La micro-navette s’éjecta, se séparant définitivement de la station spatiale. A l’intérieur de l’étroit habitacle, l’homme s’élançait vers une mort paisible aux confins de l’infini. Il s’égara dans ses pensées. Ses yeux se posèrent sur sa combinaison, fixèrent le badge cousu au niveau du cœur. Les trois couleurs du drapeau français se trouvaient à côté d’un nom, Denis Lamane. C’était ainsi qu’il se nommait sur Terre, Denis Lamane. Il répéta les deux mots en boucle jusqu’à leur faire perdre leur sens. Il n’était plus Denis Lamane, il était un être qui errait dans l’espace dans l’attente de la mort.
Alors qu’il s’imaginait mourir parmi les étoiles, un événement impensable se produisit. Une gigantesque comète d’une nature inconnue frôla la capsule et l’emporta dans son sillon. Par le hublot, l’homme admira le spectacle merveilleux de milliers de perles phosphorescentes traversant l’espace et le temps. La comète s’engouffra dans une galaxie laiteuse, franchit les systèmes et entra dans l’orbite d’une planète aux reflets bleus et blancs. Une partie de l’astre se détacha, emportant avec elle la navette clandestine. Des milliers de perles suivirent et s’écrasèrent autour de la météorite.
L’impact engendra un étang autour duquel, bien des siècles plus tard, on construisit un zoo…
Elliot et Julie étaient les meilleurs amis du monde. Ils avaient grandi dans le même quartier, à quelques maisons l’un de l’autre. Ils allaient dans la même école et étaient dans la même classe. Ils avaient tous les deux le même âge, dix ans, et faisaient les mêmes activités extra scolaires. Ils partageaient le même goût pour les délicieux gâteaux que la mère d’Elliot leur préparait chaque jour pour le goûter. Cette dernière passait prendre nos deux amis inséparables à l’école et les gardait le soir,jusqu’à ce que les parents de Julie rentrent du travail. Les deux petits avaient toujours des discussions passionnantes et aujourd’hui, il y avait une excellente nouvelle.
— Maman, hurla Elliot tant il était enthousiaste, vendredi on va au zoo de Godavarie avec la classe. Il faut que tu signes le papier…
— Oui et il parait même que c’est le plus grand zoo du monde et qu’il y a des animaux qu’on trouve que là ! coupa Julie la bouche encore pleine de gâteau.
— Génial !Vous allez passer une super journée les enfants. Soyez prudents tout de même.
En prononçant ces mots, la jeune femme se souvint qu’elle avait visité ce zoo étant enfant. Le lieu l’avait beaucoup impressionnée. Elle avait même ressenti une certaine inquiétude. Il y régnait une ambiance étrange qui mêlait effroi et fascination. Elle s’était toujours demandé comment toutes ces créatures exotiques arrivaient à subsister et même parfois à cohabiter en ce lieu. Il y avait quelque chose d’irréel. Elle se perdit dans ses pensées, laissant les souvenirs de sa visite du zoo de Godavarie envahir son esprit. Elle avait dix ans aussi lorsque l’école avait organisé la sortie. Ils avaient pris l’autocar pour se rendre sur les lieux. A leur arrivée, elle avait été frappée par l’architecture gothique, un peu effrayée même. Ensuite, ils avaient rencontré le propriétaire, un vieux monsieur du nom d’Alan Dimense. L’homme avait un regard perçant qui pouvait percevoir votre esprit.
La mère d’Elliot avait des souvenirs très précis de cette journée, pourtant sa mémoire bloquait toujours à certains moments. Notamment lorsque tous les enfants étaient entrés dans une vaste salle à la luminosité étrange. Il lui était impossible de se rappeler ce qui s’était passé ou ce qu’elle avait vu. Et pourtant, elle avait la certitude que plus rien n’était pareil depuis cet instant. Plus elle cherchait dans son esprit, plus elle s’éloignait de la réalité. Lorsqu’elle reprit conscience, elle s’aperçut que les enfants n’étaient plus là, ils jouaient dans le jardin. Elle chassa ses pensées.
Le jour de la visite arriva bien vite. Les trois cent vingt sept élèves de l’école Jacques Cartier trépignaient d’impatience à l’idée de découvrir la faune du zoo de Godavarie. Certains parents avaient proposé d’accompagner l’expédition afin de renforcer la surveillance. On avait formé des groupes et chaque adulte s’occupait d’une vingtaine d’enfants. L’alphabet s’était chargé de répartir les enfants, ce qui avait séparé les inséparables Elliot et Julie. Ils eurent beau protester, cela n’y changea rien. Tout le monde monta dans les autobus scolaires et l’expédition prit la direction du zoo.
Lorsqu’on arriva au pied du grand portail de fer la météo changea brutalement. D’épais nuages noirs recouvrirent le ciel bleu, obstruant la lumière. L’orage menaçant assombrissait tellement les lieux qu’on aurait cru être en soirée. Les cris lointains de certains animaux donnèrent une impression d’effroi.
Toute la marmaille fut accueillie par un vieux guide apathique qui répondait au nom de monsieur Imprega. Il était grand et maigre, son élocution était monotone et sans volume si bien que les trois quarts des élèves n’entendaient absolument rien des explications qu’il donnait. Tout le monde était amassé dans l’entrée et attendait impatiemment que la visite commence pour de bon. Elliot avait faussé compagnie à son groupe, il avait retrouvé Julie avec qui il discutait sans écouter le guide. Les deux amis scrutaient vers l’intérieur du zoo, cherchant les animaux du regard. Au loin, ils distinguaient plusieurs bâtiments derrière les arbres. En face, une immense volière à carreaux en dentelle, à droite une serre recouverte de plantes rampantes. Derrière, il y avait comme un temple grec aux aspects gothiques et sur leur gauche, ils aperçurent un lac aux reflets verts phosphorescents. Plus haut sur une colline, le vieux manoir d’Alan Dimense trônait sur l’ensemble de la propriété. Les enfants étaient, en même temps, inquiés et poussés par une curiosité intrépide. Ce zoo avait le goût de l’aventure. Elliot fut ramené dans son groupe et la visite commença.
Une rangée de pavés menait à une vieille bâtisse de pierre. A l’intérieur, des centaines de vivariums se succédaient. Dans chacun d’eux, on trouvait un reptile plus étrange que dans le précédent. Un lézard à collerette bleue ou rouge, un autre se déplaçait sur ses pattes arrières. Celui-ci était si minuscule qu’on le distinguait à peine avec une loupe et celui-là était si bien camouflé qu’on le croyait invisible. Les commentaires des enfants résonnaient dans la pièce, Monsieur Imprega leur demanda de chuchoter afin de ne pas effrayer les animaux.
Au fond de la salle, un étroit couloir descendait, s’enfonçant dans la terre. Le groupe déboucha sur un gigantesque aquarium. Elliot n’avait jamais vu de tels poissons. Ils avaient des formes et des couleurs si étranges que c’en était fascinant. Monsieur Imprega s’adressait à la petite assemblée. Elliot n’écoutait pas, il était absorbé par le spectacle de cette faune aquatique. Soudain, son attention fut attirée par un phénomène étrange. Posée sur le sable, une perle mauve se mit à briller, sa lumière devint de plus en plus intense. Elliot remarqua alors que des dizaines de perles identiques étaient jonchées sur le sol de l’aquarium. Il fut pris de vertige, son esprit se mit à rêver d’un homme qui voyageait dans l’espace. La voix monotone de monsieur Imprega le ramena à la réalité. Le guide était en train de discourir sur les origines de la vie sur Terre.
Ils quittèrent l’aquarium par un escalier en colimaçon. Derrière eux, un autre groupe d’élèves leur succéda. Monsieur Imprega reprit son discours depuis le début comme un disque qu’on relance. L’escalier en colimaçon menait à la volière. Le bâtiment était impressionnant de grandeur, tant par la taille que par ce qu’il dégageait. Il était construit en cercle, dominé par un dôme haut de vingt cinq mètres. A l’entrée, une plaque répertoriait les différents architectes qui avaient participé à son élaboration. Il y avait des noms provenant de toutes les époques de l’histoire. Elliot en connaissait un, Gustave Eiffel. A l’intérieur, un chemin de ronde encerclait le dôme et il était possible d’accéder à l’unique cage par un sas grillagé. En entrant, Elliot fut frappé par le bruit assourdissant que faisaient les centaines d’oiseaux qui vivaient là. Il en fut presque sonné, comme s’il avait reçu un coup sur la tête. Puis, regardant autour de lui, il aperçut le groupe de Julie en contrebas et courut la rejoindre. Ils essayèrent de partager leurs impressions sur la visite mais il leur fut impossible de s’entendre. Elliot voulut décrire ce qu’il avait vu dans l’aquarium. Il lui répéta trois fois sans qu’elle ne comprenne le moindre mot. En levant la tête vers un des nids, il aperçut une autre perle mauve. Il tenta de lui montrer mais fut saisi au bras par le responsable de son groupe de visite. Chacun repartit de son côté.
Ils quittèrent la volière et prirent la direction des singes. Ils longèrent le lac aux reflets lumineux et croisèrent d’autres élèves qui s’installaient pour goûter. Les deux accompagnateurs discutèrent entre eux et il fut rapidement décidé qu’on ferait la pause ensemble. En regardant le lac, Elliot aperçut une autre perle mauve au fond de l’eau. Sans savoir pourquoi, il la voulut. Ce fut comme s’il en avait besoin. Elle s’apprêtait à lui livrer un secret qu’il se devait de découvrir. Elliot était hypnotisé par cette perle, irrémédiablement attiré. Profitant de l’inattention des adultes, il s’éloigna du groupe et se cacha derrière des roseaux. Il observa le lagon. Il distingua des dizaines, voire des centaines de perles l’attendant sur la vase. Certaines scintillaient, d’autres non. Le garçon était sur le point de rentrer dans l’eau lorsqu’il entendit une petite fille hurler : « Regardez ! Y a des crocodiles ! »
La pause déjeuner s’arrêta sur le champ. Les deux accompagnateurs reprirent les enfants dont ils avaient la responsabilité et continuèrent la visite comme ils l’avaient commencée. Elliot ne bougea point de sa cachette. Il observait les crocodiles, fasciné par leur ballet aquatique. Il y en avait maintenant près d’une cinquantaine qui nageait à la surface de l’eau. Elliot n’en avait pas peur, au contraire, il s’en rapprochait. Il remarqua que les reptiles avaient des yeux étranges. Le gauche était vert et le droit mauve, de la même couleur que les perles. En observant un peu plus, il se rendit compte qu’ils avaient tous des yeux identiques.
Elliot avait de l’eau jusqu’à la taille et ne se sentait toujours pas en danger. D’ailleurs, les crocodiles semblaient ignorer la présence de l’enfant. Certains avaient quitté l’eau et se déplaçaient à présent sur l’herbe. Elliot plongea et nagea jusqu’au fond. Il ramassa une perle et retourna sur le chemin. Derrière lui, une brume mauve s’éleva lentement du lac.
Le dernier autobus était sur le point de quitter le zoo quand Julie prévint le chauffeur qu’Elliot n’était pas là. Le professeur entreprit alors de compter les élèves. Effectivement, il en manquait un. Il prit son portable et appela les autres professeurs et accompagnateurs dans les véhicules qui étaient déjà partis. En quelques coups de téléphone il fut informé qu’il manquait bien un élève. Il n’y avait pas de doute, c’était Elliot, le copain de Julie. Elle fut félicitée pour les avoir prévenus à temps.
Le professeur fut sur le point de retourner dans le zoo pour chercher son élève perdu lorsque le portail s’ouvrit de lui-même. Monsieur Imprega s’avança, il tenait le garçon par le col. Elliot était trempé jusqu’aux os, une flaque se formait à ses pieds. Il regarda son professeur d’un air qui craint la punition. Au fond de lui, il était satisfait. Il serrait fort la perle au creux de sa main droite.
Pendant ce temps, la brume mauve s’était propagée sur la moitié du zoo.
Les jours qui suivirent, Elliot fut moins enthousiaste. Il discutait moins avec Julie. Les goûters à la maison devinrent monotones. Dès qu’il le pouvait, il allait dans sa chambre où il retrouvait sa perle. Il l’avait cachée au fond de son coffre à jouet et ne la sortait que lorsqu’il était sûr de ne pas être dérangé. Il ne dormait presque plus. Toutes ses pensées allaient vers la perle qu’il conservait jalousement. A la voir aussi fréquemment, il ne remarqua pas qu’elle grossissait. En quelques jours, elle était devenue le centre de son attention. Ses peurs, ses songes, ses rêves étaient tous attirés pars la perle de Godavarie. Et plus il y pensait, plus elle grandissait, prenant la forme de l’imaginaire d’un garçon de dix ans. Elle devint si volumineuse que le coffre à jouet ne fermait plus. Une nuit, un ultime rêve acheva le processus, donnant naissance à un animal unique. La brume mauve s’échappa du petit coffre et envahit la chambre. Elliot dormait, prisonnier des limbes de son esprit. Une longue patte noire en chitine velue sortit de la sphère phosphorescente. D’autres suivirent, puis des dizaines d’yeux verts et mauves, des crocs en mandibule et un abdomen prépondérant. La perle était devenue une gigantesque araignée à dix pattes qui mesurait plus d’un mètre cinquante de haut. Elle s’extirpa de la malle à jouet et monta sur le lit où dormait l’enfant. Elle commença son travail de tissage, enveloppant Elliot dans un cocon. L’enfant se réveilla mais ne réagit pas. Il restait apathique. Il flottait dans l’immensité galactique ignorant que la mort s’apprêtait à le cueillir.
La sonnette de l’entrée retentit avec insistance. La mère d’Elliot sortit de son lit et courut vers la porte. Qui pouvait bien sonner à une heure pareille, il était deux heures cinquante du matin. Elle ouvrit la porte. Un vieil homme à la barbe grise et aux yeux clairvoyants se présenta. Alan Dimense, le propriétaire du zoo de Godavarie. Que faisait-il ici, au cœur de la nuit ?
En croisant son regard, tous les souvenirs de sa visite du zoo lui revinrent. Elle avait dix ans, l’école avait organisé l’expédition. Arrivée dans la volière, elle fut attirée par une étrange petite perle mauve qui dépassait d’un nid perché sur un arbre. Sans savoir pourquoi, elle monta jusqu’au nid et prit la perle. Un oiseau l’attaqua et elle fit une chute de plusieurs mètres. Le choc secoua son esprit.
Les élèves présents dans la volière nourrirent la sphère de leur effroi et de leurs inquiétudes. Les sentiments furent si intenses que la perle grossit en un instant avant de donner naissance à un sombre corbeau géant. La panique s’empara du lieu. L’oiseau de malheur s’apprêtait à dévorer les enfants piégés dans la volière.
La mère d’Elliot se souvint de l’intervention d’Alan Dimense. Il avait calmé les esprits et retransformé le corbeau en perle.
Le propriétaire du zoo entra dans la chambre où Elliot était sur le point de se faire dévorer. Il traversa la toile et se rendit près de l’enfant. Passant la main sur son front, il chassa cette peur. L’araignée se rétracta, rapetissant de seconde en seconde. Elle finit par devenir aussi petite qu’une bille, la perle de Godavarie qu’elle avait été. Elliot ne mit qu’un instant à se rendormir. En quittant la maison, Alan Dimense offrit deux entrées gratuites pour le zoo et dit alors : « Un de ces jours, venez me rendre visite. Si vous n’avez pas peur, je vous y attendrai »
FIN
Cette histoire était coincée dans les limbes de l’esprit de mon ami Damien Ansel.