Comme des agneaux dans la bergerie

La folie des hommes avait atteint son paroxysme. Les guerres avaient ravagé la totalité de la planète. De nouveaux conflits toujours plus meurtriers avaient engendré de nouvelles maladies dévastatrices. On avait voulu créer des super soldats, forts, résistants, vifs et infatigables. On avait obtenu des bêtes féroces qui se nourrissaient de chair et qui chassaient sans arrêt. On avait réussi à faire régresser l’homme en dessous de l’animal en créant des monstres qui portaient en eux leur propre contagion. Le monde fut envahi en quelques semaines. Les survivants devinrent des agneaux trop faciles à chasser pour ces nouveaux loups.
Les vestiges de l’humanité construisirent des forteresses assez solides pour rêver d’une certaine sécurité. A l’intérieur de ces forts, l’armée avait les pleins pouvoirs sur la population. La vie était entièrement contrôlée par les militaires. Le peuple, pour survivre, devait se plier aux règles les plus strictes. Les repas étaient servis à heure fixe. Le temps de sommeil était le même pour tous, de vingt-deux heures à sept heures le matin. Les sorties et les activités étaient minutées et contrôlées. Les vêtements qu’on portait étaient tous identiques. Afin de conserver une sécurité relative, on avait totalement cédé notre liberté. On vivait ainsi dans une prison dont on ne sortirait pour rien au monde. Et c’est la peur au ventre qu’on s’enfermait dans nos minuscules chambres lorsque l’alarme retentissait, annonçant une attaque de monstre. Un jour, ils ouvriraient une brèche et alors ce serait la fin. Mais la fin de quoi finalement ? Peut-être simplement de cette folie.
Je me nomme Noa Païraque et je suis citoyen de la forteresse Sainte-Jouvence. Cela fait maintenant si longtemps que je réside ici que je ne me souviens plus quand cette horreur a commencé. Je rêve souvent du monde tel que je l’ai connu, celui d’avant la guerre, avant qu’on ait fabriqué les monstres.
La vie à Sainte-Jouvence était triste, monotone, inquiétante et sans saveur. Ainsi que nous le répétait régulièrement le grand superviseur Lloyd Arkham : « Cette vie nous la méritons, elle est notre fardeau. Et si nous nous accrochons nous avons tous un espoir de nous en sortir un jour lointain. » La routine insipide se répétait sans cesse.
Mais plus le temps passait et plus je remarquais des choses étranges au sein de la forteresse. Au début, je n’y avais pas prêté attention car nous sommes nombreux à habiter dans cette enceinte. Aujourd’hui, je suis persuadé que des gens disparaissent régulièrement. J’ai eu la preuve de ces disparitions voilà deux semaines lorsque John Kennedy, un bon ami, n’est plus venu me rejoindre à notre partie quotidienne de dames. Nous pratiquions cette activité en fin de journée, lors du temps libre du soir. Depuis le 16 juillet dernier, John n’est pas revenu un seul après-midi. Lui qui était ponctuel de nature, n’aurait manqué pour rien au monde l’occasion de prendre sa revanche de la veille. Car, en effet, cela faisait plusieurs jours que je gagnais et il me promettait à chaque fois une surprise pour le lendemain. Depuis, il a disparu et je ne sais pas si je le reverrai. Dans un sens cette disparition était une tragédie, mais dans l’autre elle était le point de départ de mon enquête. Il se passait des choses étranges à Sainte-Jouvence.
J’ai d’abord soupçonné certains citoyens d’être à l’origine de ces enlèvements, me demandant si un assassin ne vivait pas parmi nous. J’ai surveillé les agissements étranges d’un certain Jean Santerre durant plus de trois semaines. Je finis par me rendre à l’évidence qu’il ne pouvait être le coupable après que lui aussi ait brutalement disparu. Mes soupçons se tournèrent alors vers un grand costaud à la barbe noire et répondant au nom de Max Cavalera. Son attitude n’avait rien à envier à mon précédent suspect. L’homme était vraiment très étrange. Il disparut à son tour.
J’étais totalement désorienté, non seulement je ne connaissais toujours pas l’identité de l’assassin, mais en plus, je suspectais ses victimes. Cette histoire n’était pas cohérente. Lorsque j’avais l’impression d’évoluer dans mon enquête je me retrouvais immédiatement au point de départ. J’avais de plus en plus l’impression de devenir fou.
La solution se présenta alors que je filais mon troisième suspect. Un homme du nom de John Doo qui venait juste d’arriver dans la forteresse. La semaine passée, il avait frappé aux portes blindées, suppliant qu’on l’accepte à l’abri de nos murs. Il avait une vraie tête de tueur en série, un psychopathe né. Je le suivais discrètement alors qu’il se rendait dans les cuisines, quand il fut interpellé par les soldats. Ces derniers l’emmenèrent dans une salle dont je n’avais pas accès. Ma filature s’acheva dans la zone autorisée aux citoyens, d’où John Doo n’est jamais reparu.
Je tenais la preuve que ces enlèvements étaient orchestrés par l’armée. J’ignorais toujours qui donnait les ordres mais il se pourrait bien que mon enquête remonte jusqu’au grand superviseur lui-même. Ce Lloyd Arkham ne m’avait jamais inspiré confiance.
A présent, j’avais la certitude que ces disparitions étaient organisées par l’armée. Les questions se bousculaient dans ma tête. Quel était le but recherché ? Est-ce que ces gens mettaient la forteresse en danger ? Ou bien était-ce des sacrifices offerts aux monstres de l’extérieur, pour les calmer ? Ou encore, faisaient-ils des tests sur les individus pour les immuniser au poison transmis par nos ennemis ? S’agissait-il sinon de satisfaire un fantasme quelconque ? Qui seraient les prochaines victimes de ce complot ?
Tant d’interrogations sans réponses. Je n’avais pas le temps de me perdre en spéculations, je devais rapidement identifier la prochaine victime afin d’en savoir plus sur ce qui ce tramait ici.
Et si c’était moi ? Et si j’étais le prochain sur la liste ? Voilà que je transpirais et que je suffoquais ! Peut-être que le plus sage était de m’enfuir d’ici. Mais pour aller où ? Dehors, je ne survivrais pas deux jours au milieu des bêtes sauvages. Je sentais la peur pénétrer en moi comme un poison mortel. Ils savaient que j’avais découvert leurs agissements et ils allaient me faire taire à la première occasion. Il fallait que j’en parle autour de moi, je devais partager ce secret. Les autres citoyens allaient m’aider, ensemble nous avions le pouvoir de stopper cette terrible machination. Le superviseur ne pouvait continuer d’agir impunément.
J’avais confié mon secret à plusieurs personnes autour de moi, mais il était difficile de les convaincre. Aucun de ceux à qui j’avais parlé ne voulait croire que les forces de l’ordre pouvaient être à l’origine d’un tel complot.
L’inquiétude montait. C’était sûr à présent, l’armée faisait disparaître ceux qui comprenaient. Tout me portait à croire que j’allais être le prochain de la liste. Toutefois, il y avait peut-être un espoir. Un certain Henry Ford m’a soutenu mordicus qu’il n’existait pas de monstres sanguinaires et que le monde vivait encore dans une paix relative. Hier encore, il m’affirmait que tout était normal hors de l’enceinte. Cela avait soulevé d’autres questions. S’il disait vrai, pourquoi vivons nous toujours cloîtrés derrières ces murs dans la crainte et l’angoisse ? Comment ce faisait-il que l’armée ait tous les pouvoirs ici ? Pourquoi nous infligeons-nous une vie si triste et monotone ? Le monde était-il encore ravagé ?
Je devais en avoir le cœur net. De toutes façons je n’avais plus le choix, je sentais les regards lourds de sous-entendus des soldats à chaque fois que je les croisais. Je ne me promenais plus seul afin de ne pas leur laisser la moindre occasion de me faire disparaître. Je devais trouver un moyen de franchir les murs sans qu’ils me voient. Et si Henry disait vrai, alors je préviendrais la population de ce qu’il se trame en ces lieux.
Cette après-midi, je réussis enfin à tromper la vigilance des soldats. J’étais persuadé qu’ils me surveillaient plus que d’habitude. Je suis allé dans le jardin au pied du haut mur d’enceinte. Là, j’ai grimpé à un arbre et je suis parvenu à atteindre le haut de la muraille. Du verre pilé était mêlé au béton et je me suis écorché. Mais la vérité valait bien quelques égratignures. J’ai sauté les cinq mètres qui me séparaient du sol. Les rues n’étaient ni désertiques ni peuplées de monstres. A ma grande stupéfaction, Henry avait raison, le monde n’avait pas sombré des suites d’une guerre atroce.
Des gens discutaient à la terrasse d’un café. Il fallait que je leur demande des explications. Je traversai lentement la rue et, arrivé sur le trottoir d’en face, je me retournai vers la forteresse. Sur le fronton du portail étaient inscrits les mots suivants : Hôpital psychiatrique de Sainte-Jouvence.