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Les amandes du bonheur

De la naïveté du Seigneur des Ténèbres…

 

Jadis, les morts n’avaient pas de patrie. Dans ces temps ancien, l’humanité naissante, encore imprégnée de bestialité, quittait peu à peu les cavernes pour s’installer dans les plaines du monde. La vie était dure et le butin plutôt maigre. Les chasseurs subissaient une rude concurrence parmi les féroces prédateurs et la cueillette dépendait entièrement de la volonté des dieux et de la sévérité du climat. Ainsi contrainte par les éléments, l’humanité cultivait la peur de manquer et la défiance d’autrui. Rapidement, les uns convoitèrent les possessions des autres. Des guerres éclatèrent autour du monde, instaurant un règne de chaos et de souffrance. En ces temps obscurs, la part de bête sauvage présente dans chaque homme s’exprimait sans retenue. C’est ainsi que dès ses premiers pas, l’humanité fut menacée de retourner à son animalité primaire.

 

Perché dans les royaumes divins, on appréciait différemment cette ère de terreur. Certains se délectaient du spectacle offert par tant d’inhumanité, quand d’autres se désolaient d’un tel comportement. Malgré tout, le dieux ont toujours eu un intérêt limité pour les affaires des hommes. Mais l’un d’entre eux était différent.

Thanatosiris, était celui qu’on nommait le Jardinier Céleste. Constant et appliqué, il s’occupait minutieusement de son jardin merveilleux. Chaque matin, il faisait germer un nouveau soleil et l’accompagnait tout au long de sa floraison. Il aimait les récolter orange vif, presque rouge. Le soir, il semait les étoiles par millions en espérant que l’une d’entre-elles devienne un jour un soleil. Il ne s’en tenait pas là. Thanatosiris cultivait une variétés infinie de merveilles. Des fleurs de lune de toutes sortes, rondes, en croissant ou en demi-cercle pouvaient orner son jardin nocturne. Des forêts entières de nuages touffus, des éclosions d’éclairs jaillissant de lumière, des feuilles de pluie fraîches et douces, d’infinies pelouses de ciel bleues ou encore des fleurs d’arc-en-ciel, le jardin ne cessait de se renouveler.

Thanatosiris avait quatre filles dont il s’inspirait volontiers pour composer ses jardins. Elles étaient aussi belles que dissemblables, suggérant les plus étonnantes créations. L’aînée était blonde comme les blés, chaleureuse et insouciante. Sa jeune sœur rousse comme le couchant, aimait les bois humides et les tapis de feuilles. La troisième était brune comme la nuit, le teint pâle comme la neige. Et la cadette avait de merveilleux yeux verts qui riaient de fraîcheur et de douceur.

Ayant achevé son labeur quotidien, Thanatosiris aimait contempler son œuvre. Il s’installait alors face à son jardin et admirait ses créations évoluer au fil du temps. Mais une ombre gâchait le tableau. La guerre, le chaos et la désolation qui régnaient sur le monde attristaient le Jardinier Céleste. A mesure qu’il voyait les hommes s’entre-tuer, il sombrait dans une profonde mélancolie. Le désordre resta de longs siècles durant. Thanatosiris finit par se prendre d’empathie pour les humains. Les voyant souffrir à longueur de temps, le dieu fut entraîné dans une profonde dépression. Tant et si bien qu’il finit par se désintéresser de ses jardins. Les cieux devinrent l’expression de sa tristesse.

 

Durant des décennies entières, le monde fut plongé dans la grisaille. Le ciel, toujours chargé et sombre, ne laissait apercevoir le soleil par transparence que quelques heures en été. La lourde et épaisse couche nuageuse qui étouffait la Terre semblait éternelle.

Contre toute attente, les humains réagirent et des prophètes naquirent. Nombreux annoncèrent la fin du monde, arguant que les dieux étaient offensés. Les peuples apeurés se rassemblèrent derrière eux et fondèrent des royaumes à la gloire des divinités. Les dogmes religieux firent office de loi et les prophètes devinrent guides. Ces empires de terreur instaurèrent la paix et l’ordre sur la Terre.

Tout d’abord, Thanatosiris ne perçut que les effets immédiats de cette nouvelle organisation sociale. Il fut ravi de constater que les hommes cessaient de faire la guerre pour s’unir derrière de saines valeurs : enrichir la foi et gratifier les dieux. Le Jardinier Céleste reprit plaisir à l’ouvrage et baigna de nouveau le monde de toute la diversité de ses créations. Les soleils redevinrent rougeoyants et délicieux.

 

Sur Terre, le retour des beaux jours fut salué par un durcissement des lois et un renforcement de l’autorité religieuse. Les seigneurs légitimèrent leur toute puissance par l’efficacité de leur démarche. Ils prétextèrent que les dieux leur octroyaient une place de choix parmi eux. Ils exigèrent alors que leur rang soit élevé au dessus des autres. Ils voulurent jouir ici-bas des plaisirs qu’ils auraient eux-même réservés aux dieux. Et ils marquèrent l’histoire de leur passage en exprimant leur mégalomanie. Certains firent construire des palais démentiels, d’autres des mausolées disproportionnés ou des jardins impossibles... De surcroît, les seigneurs-prophètes exigèrent l’édification d’imposants temples à la gloire de la clémence divine. Les peuples croulèrent sous la charge de travail et les obligations religieuses. Du chaos à l’autorité, on venait de passer d’un monde de crainte à un monde de peur.

En quelques séances de contemplation de son merveilleux jardin, Thanatosiris s’aperçut que l’humanité vivait de nouveaux tourments. Certes, l’apparence était impeccable. Mais à l’intérieur, les peuples souffraient d’autant de maux que lors de l’ère passée. Les grands empires tenaient en équilibre sur les frêles piliers de la peur. La paix était fragile et le désespoir rongeait la population.

Bouleversé par cette découverte, Thanatosiris voulut intervenir en faveur de l’humanité. Bien évidemment, il refusait de revenir à l’époque de chaos qui avait précédé le nouvel ordre établi. Mais il se sentait responsable de la souffrance des hommes et il voulut y remédier.

 

Thanatosiris connaissait la recette du bonheur et il savait lui donner la forme désirée. Il planta des amandiers dans ses jardins de ciel. Des champs entiers d’amandiers dorés qui buvaient l’eau la plus pure et côtoyaient jour et nuit, le soleil et les étoiles. Chaque fruit produit par ces arbres avait le pouvoir de rendre un être humain heureux jusqu’à la fin de ses jours.

Le jardinier céleste avait élaboré le raisonnement suivant. Les empires religieux avaient apporté une forme de paix entre les hommes. Malheureusement, cette organisation sociale favorisait les inégalités et la majorité des populations vivait dans la misère. Afin de conserver cette paix qui régnait sur le monde et pour ne plus voir les humains souffrir, Thanatosiris prit la décision de donner une amande du bonheur à chacun. Ainsi, l’humanité sera heureuse de sa condition et le Jardinier Céleste ne les verra plus souffrir.

 

Le temps de la récolte arriva. Les fruits mûrs furent cueillis. Thanatosiris plaça les amandes à l’arrière de sa charrette et entreprit sa distribution. Avant de quitter son jardin céleste, il s’assura de disposer d’une amande par homme ou femme présent sur Terre. Après avoir recompté, il se trouva même en possession d’un fruit excédentaire qu’il glissa dans son manteau.

Aux commandes de sa divine charrette, Thanatosiris descendit sur Terre afin d’y donner ses amandes du bonheur. Il commença par la place centrale d’une grande ville où il posa son chariot sur le sol pavé. Là, il mit pied à terre parmi la foule convergente et expliqua que les amandes qu’il apportait avaient le pouvoir de rendre heureux. Chaque être humain qui en mangerait une, ne serait plus malheureux jusqu’à la fin de ses jours. Il invita ensuite tout le monde à prendre une amande. Quand tous furent servis, il repartit plus loin distribuer à d’autres son fruit merveilleux.

Thanatosiris entama ainsi son long périple à travers le monde. Partout où il passait, les gens devenaient heureux. La rumeur qu’un dieu était descendu sur Terre pour apporter le bonheur aux Hommes se propagea plus vite que le vent. Nombreux pèlerins décidèrent de venir à la rencontre de cette providence. Les abords de la charrette qui contenait les amandes ne désemplissaient plus. Les populations s’agglutinaient par milliers dans l’espoir de goûter à ce fruit fabuleux.

Debout près de son char, Thanatosiris observait les masses converger comme des abeilles sur le miel. Il souriait, satisfait de constater que son plan fonctionnait à merveille. La cadence de distribution était bien au-delà de ses prévisions. Très bientôt, tout le monde vivrait dans le bonheur et l’harmonie.

 

Contre toute attente, le chariot fut vidé de la totalité de son contenu avant que tout le monde ne fut servi. Pire, le dieu se trouva entièrement dévalisé alors que la majorité de la population n’avait pas pu être fournie. Il resta un moment ébahi, seul près de sa charrette, à se demander comment cela avait bien pu être possible. Il avait pourtant bien compté, une amande par personne. Finalement, il comprit que certains s’étaient servis plusieurs fois sans penser à ceux qui venaient derrière eux.

Thanatosiris prit l’humanité en pitié. Au lieu de se sentir offensé d’avoir ainsi été volé par ceux qu’il venait aider, il fut bouleversé par leur si grande bestialité. Il prit la décision de ne pas les abandonner. Il repartit dans ses jardins célestes pour cultiver plus d’amandes. Qu’à cela ne tienne, la prochaine fois qu’il descendra avec sa récolte, il aura plus de fruits que nécessaire et il contrôlera mieux la distribution.

Le Jardinier Céleste se mit immédiatement au travail. Il planta dix fois plus d’amandiers dorés. Il travailla plus dur encore que la première fois. Si bien qu’il n’eut plus une minute à lui. Ainsi focalisé sur sa plantation, Thanatosiris ne prenait plus le temps d’observer l’humanité. Il ne vit pas les nouvelles guerres déchirer les hommes, ni le chaos revenir sur la Terre.

 

Lorsque la récolte fut prête, Thanatosiris cueillit ses fruits. Il en possédait plus de dix fois trop. Le jardinier plaça son chargement dans une charrette beaucoup plus grande que la précédente et repartit en direction de la Terre. En quittant ses Jardins Célestes, Thanatosiris baissa les yeux pour la première fois depuis qu’il était parti. Ce qu’il vit le bouleversa et le désola jusqu’au fond de son être.

Le monde était le théâtre d’une nouvelle ère de destruction et de chaos. La guerre faisait rage du nord au sud et d’est en ouest. L’horreur, la mort et la souffrance étaient les maîtres mots de ce règne de terreur. Et, pour les êtres humains qui n’assument jamais leurs responsabilités, le fautif de tout ce gâchis était justement Thanatosiris.

Les premiers conflits avaient éclaté dès la fin de la précédente distribution d’amandes du bonheur. Lorsque le Jardinier Céleste quitta le monde à court de provisions, certains qui ne furent point servis ragèrent à l’encontre du dieu. Ils se sentirent abandonnés et ils s’en prirent aux autres. La haine et la jalousie s’empara de leur esprit et ils répandirent la tristesse et la souffrance autour de la Terre. Les royaumes religieux sombrèrent et le monde fut de nouveau plongé dans le chaos.

Quand Thanatosiris redescendit avec son second chargement, les hommes ne lui firent point bon accueil. Ils le tinrent pour fautif de la situation et l’accusèrent de préméditer la fin du monde. La vindicte populaire fut terrible à son encontre. La foule enragée brûla le chargement avant de s’en prendre au jardinier lui-même. S’agissant d’un dieu, les hommes ne pouvaient lui faire grand mal. Les divinités sont immortelles et invulnérables aux agressions terrestres.

Impuissants face au dieu, les humains nourrirent crainte et méfiance à son encontre. Ils inventèrent des légendes funestes autour du jardinier et de ses amandes. Son retour fut craint comme la pire des plaies. Thanatosiris personnifia la peur, la souffrance et la tristesse. Les croyances des hommes influencèrent la nature de son être. Il dépérit et s’assombrit, nourrissant une aigre rancœur envers les êtres vivants. Il se désintéressa de ses jardins et plongea dans les profondeurs de la Terre afin de s’isoler de tous.

D’abord, les humains écorchèrent son nom, n’en prononçant qu’une partie. Certains l’appelèrent Thanatos, d’autres Osiris. Ensuite, leur foi lui désigna un nouveau rôle. Il devint le Seigneur des Ténèbres et régna sur l’incommensurable empire des morts. Guide des Défunts et Maître des Âmes, on lui prêtait souvent des traits effrayants et des intentions maléfiques. De nombreuses prophéties annoncent que son retour sur Terre sera synonyme d’apocalypse.

La vérité fut différente. Solitaire, Thanatosiris regardait souvent ses anciens jardins. Il ne nourrissait aucun ressentiment envers les humains. Il regrettait simplement d’avoir voulu les rendre heureux. A présent, c’était lui qui sombrait dans une mélancolie perpétuelle. Il se vit confier le royaume des morts et ne refusa point la tâche. Ses journées devinrent tristes et monotones. Le dieu fut dépossédé de joie et assimilé au malheur.

Un jour, alors qu’il enfouit sa main dans une poche de son manteau, il retrouva l’amande excédentaire de la première distribution. Il la contempla un instant et la mangea sans réfléchir. Le fruit fit son effet. Il cessa de regretter ses Jardins Célestes et fut heureux de sa condition. Il devint Thanatos ou Osiris, le Seigneur des Ténèbres et Maître des Morts. Avec le temps, il fut nommé de bien des façons et prit bien des apparences. Une chose n’a néanmoins pas changé depuis des millénaires, Thanatosiris accueille personnellement et sans exception, les âmes de tous les défunts.

 

Les Jardins Célestes furent longtemps restés à l’abandon. Les soleils germaient en même temps que les lunes, les nuages et les éclairs dans un chaos climatique effarant.

Les quatre filles de Thanatosiris décidèrent ensemble de s’occuper des plantations. En commun accord, elles décidèrent de se répartir équitablement les cieux. Chaque sœur pouvait en disposer à sa guise durant un quart de l’année. La cadette fut désignée pour s’en occuper durant la première partie de l’année. Ensuite, l’aînée demanda à lui succéder. Les deux dernières se suivirent selon la logique de l’âge.

Chaque sœur façonna les Jardins Célestes selon sa personnalité. Elles donnèrent ainsi naissance au rythme des saisons qu’elles nommèrent de leur propre nom : Primavera, Estivale, Autonia et Hiverna.

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