top of page
barre-a-roue-en-bois-diametre-de-300-a-8

Le trésor de

Chandernagor

Tous les soirs, nombreux sont ceux qui embarquent pour une nouvelle traversée à bord du Paquebot. Le plancher craque sous les pieds des dizaines de passagers quotidiens. On s’y succède par vagues ou bien on y stagne. La bière coule et coule jusqu’à ce que tout tangue alors que le rhum pose un voile trouble sur l’horizon. Au fil du temps, certains ont des nausées et vomissent mais cela ne provient absolument pas du mal de mer. Ici, on reste sur la terre ferme, en plein cœur du onzième arrondissement de Paris. Les seules choses qu’on traverse à bord du Paquebot ce sont les soirées. Les prix attractifs et la bonne ambiance font de ce lieu un bar branché de la vie parisienne. Les étudiants et les bobos sont nombreux à s’y rendre dès la fin de l’après-midi pour profiter de l’happy hour. La décoration y évoque l’intérieur d’un vaisseau du dix-neuvième siècle. Une grande barre à roue trône au fond de la pièce. Surplombant la population, elle raconte son histoire. Les tables et les chaises sont des tonneaux de différentes tailles. Un sextant au-dessus de la porte aide les gens à se diriger. Des vieilles photos datant de la fin de l’époque coloniale sont encadrées au mur. Sur l’une d’entre elles, un grand homme moustachu pose à côté de la même barre à roue qui décore le lieu. Au bas de l’image, il est écrit : Chandernagor, 1950.

 

   Le patron du Paquebot, David Petit, était un jeune homme de trente sept ans, décontracté et moderne. Il aimait beaucoup faire la fête mais savait travailler quand il le fallait. Il avait ouvert ce bar en hommage à son grand-père qui était rentré des Indes en 1950, c’était lui le moustachu sur la photo. A peine ce dernier était il arrivé sur le sol français qu’il avait été retrouvé mort dans une ruelle de Paris. Longtemps après, quand David était tombé sur les objets qu’il avait rapportés de Chandernagor, sa grand-mère l’avait laissé en disposer à sa guise. Il avait alors eu l’idée de les utiliser pour décorer son bar.

   Deux autres personnes travaillaient au Paquebot, Emmanuel Charpentier, un jeune homme de vingt-cinq ans et Sylvain Houlier qui avait été engagé la semaine passée. Ce dernier avait un sens aigu de l’observation, ce qui en faisait un excellent barman. Agé d’une trentaine d’année, il était fort sympathique et gagna rapidement la confiance de son patron.

   Ce soir, on était lundi en fin de soirée et Sylvain était seul au bar. Il avait fait ses preuves durant le week-end et David lui avait confié la responsabilité de fermer l’établissement en début de semaine. Debout dans la salle, Sylvain détaillait la photo du grand-père de David près de la barre à roue. Deux heures sonnèrent, le jeune homme abaissa la lourde grille et ferma la porte à clé. Puis, il se dirigea vers la grande barre accrochée au mur. Il grimpa sur une chaise et glissa la main au centre de l’objet. Tâtonnant du bout des doigts, il sentit le petit loquet dissimulé qu’il abaissa. Une petite cavité secrète s’ouvrit alors. Un coffret long comme le pouce était coincé dans l’encoche. Sylvain le prit et l’observa, c’était verrouillé. Le jeune homme décida de le ramener chez lui afin d’en forcer l’ouverture. Il quitta le bar par la porte de service et se dirigea vers son domicile.

   Le jeune homme habitait à trente minutes à pied du Paquebot, il rentrait chez lui en marchant. Soudain, au détour d’une rue, un homme surgit et, sans crier garde, le poignarda au ventre. Sylvain s’écroula sur le sol. L’agresseur, un vieil indien, fouilla les poches de sa victime et vola le coffret.

   Sylvain était étourdi mais encore conscient. Il eut tout juste le temps d’appeler les urgences avant de s’évanouir. 

           

   Sylvain était allongé sur un lit d’hôpital, sa blessure était pansée. Il repensa à toute l’histoire afin de comprendre ce qui avait bien pu se passer. L’homme qui l’avait agressé était forcément au courant de l’existence du coffret. Toutefois, ce dernier ignorait certainement l’emplacement exact de l’objet, sans quoi, il n’aurait pas attendu que quelqu’un le trouve. Sylvain ne voyait qu’une seule explication possible.

   Cela faisait plusieurs années que Sylvain Houlier menait son enquête sur cette affaire vieille de soixante ans. Louis Houlier, son grand-père, était un riche entrepreneur qui possédait un comptoir de commerce à Chandernagor. Il était détenteur de deux navires de fret et d’un petit entrepôt situé dans le port de commerce. Une soixantaine d’employés travaillaient pour la compagnie Houlier. Le capitaine Robert Petit commandait le Saint Alban, un des deux navires de transport. Il faisait les voyages entre la France et l’Inde, rapportant à la mère patrie les épices et le thé d’orient.

   Depuis la fin de la guerre, les affaires n’étaient plus très florissantes et le référendum de 1949 sur le rattachement du comptoir à l’Inde inquiéta lourdement Louis Houlier. En premier lieu, il décida de se séparer de la moitié de sa flotte et de renvoyer Robert Petit. Le vaisseau fut vendu mais on démonta la barre pour l’offrir à son capitaine. Ce dernier n’encaissa pas le coup et décida de se venger. Il cambriola les bureaux de l’entrepôt où il déroba les titres de propriétés et la somme de cent mille francs en bons au porteur avant de disparaître. Louis Houlier venait de perdre toute sa fortune. L’entrepreneur quitta l’Inde et tenta de retrouver le voleur mais il n’y parvint jamais.

   Robert Petit avait eu un complice qui l’avait aidé à s’introduire dans l’entrepôt de la compagnie Houlier, un indien du nom de Kanwar Preet. Or, ce dernier avait estimé après coup que sa rétribution n’était pas à la hauteur de son effort. Il avait alors suivi son ancien capitaine jusqu’à Paris où il lui était tombé dessus pour réclamer son dû. Les deux hommes s’étaient disputés puis battus. Kanwar avait sorti son poignard et avait tué Robert Petit sans connaître l’emplacement du magot.

 

   Après sa convalescence, Sylvain était retourné travailler au Paquebot. David et Emmanuel, ses collègues, étaient scandalisés par l’agression qu’il avait subie. Ils ne voyaient aucune raison à l’attaque et s’indignaient de ce que le monde devenait. Sylvain n’avait rien précisé concernant son agresseur. Il était certain d’une chose, le vieil indien devait observer David depuis bien longtemps et vivait ou travaillait certainement dans le quartier pour avoir été aussi prompt à agir. Mais où exactement se trouvait-il à présent ?

   Sylvain n’attendit pas longtemps pour avoir l’information qu’il souhaitait. Dans l’après-midi, Emmanuel nettoyait les tables quand il demanda à voix haute, s’adressant à son patron : « David ? Il ne vient plus Kanwar ? Ça fait au moins une semaine que je ne l’ai pas vu ! » L’autre eut l’air content qu’on lui posât cette question et répondit qu’il venait juste d’apprendre que le vieil homme avait décidé à quatre vingt huit ans de retourner en Inde. Il ajouta incrédule : « Comme ça ! Sans raison, il est parti du jour au lendemain. C’est dingue ! »

   Sylvain émit plusieurs hypothèses quant aux raisons qui avaient pu pousser le vieillard à retourner au pays. En revanche, il était certain d’avoir raté l’occasion de récupérer la fortune de son grand-père. Plus il y pensait et plus il était persuadé que le magot était resté en Inde, sinon pourquoi Kanwar serait-il rentré aussi précipitamment ?

   Et la réponse arriva quelques jours plus tard. Alors qu’il lisait le journal, Sylvain tomba sur un petit article intitulé, « le trésor de Chandernagor ». Il lut qu’un homme de quatre vingt huit an était mort d’un arrêt cardiaque dans une banque de Calcutta alors qu’il venait faire valoir les droits de bons au porteurs et de titres de propriétés qui dataient de l’époque coloniale. L’article expliquait que ces papiers n’avaient plus aucune valeur financière aujourd’hui et que les autorités du Bengale-occidental avaient décidé de faire cadeau des documents au musée de l’immigration de Paris où ils seront exposés dès le mois prochain.

bottom of page