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Le château d’Assler

    Benoît Desage venait d’avoir quarante-deux ans. Il était de taille moyenne, relativement mince et élancé pour son âge. Il était brun, les cheveux courts toujours impeccablement peignés. Ses yeux sombres et son regard ténébreux faisaient de lui un homme plutôt séduisant. Ce soir, il était vêtu de son plus beau costume afin d’assister à un dîner de gala. Il était assis à une somptueuse table d’un restaurant étoilé en présence d’importantes personnalités. Tout le monde arborait son plus bel apparat. Benoît ne connaissait personne à cette soirée et un brouhaha général le mettait assez mal à l’aise. Son voisin de droite s’adressa à lui : « Avez-vous lu le Château d’Assler ? » demanda-t-il d’un ton très snob.

-« Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? » Benoît n’arrivait pas à décrocher les mots du fond sonore.

-« Avez-vous lu le Château d’Assler ? » répéta-t-il.

    Benoît n’avait jamais entendu parler de ce livre. Intrigué il décida de le trouver …

    Benoît venait d’arriver dans la bibliothèque, il cherchait dans les rayons. Il avait du mal à discerner les titres, pourtant il n’avait jamais eu besoin de porter de lunettes. Soudain, son attention fut attirée par des bruits provenant de l’entrée. Deux hommes s’agitaient, ils avaient l’air de chercher quelque chose. Ils étaient vêtus de longs manteaux noirs et portaient un chapeau melon de la même couleur. Lorsque Benoît croisa leur regard ils se figèrent et coururent dans sa direction en hurlant : « Toi, reste là ! Ne lis pas ça ! » L’un d’eux sortit un revolver de sa poche et tira en direction de Benoît. C’est cet instant que l’ouvrage choisit pour apparaître. Benoît le saisit au vol et s’enfuit en courant.

    Lorsque Benoît ouvrit le « Château d’Assler », un phénomène extraordinaire se produisit. L’homme fut comme aspiré par le livre. Il fut téléporté dans un château en pierre. Une lourde porte de fer claqua derrière lui. Devant, un couloir sombre donnait sur une scène bien surprenante. Au centre de la pièce se trouvait une stèle sur laquelle il y avait une jolie jeune femme blonde. Elle était nue, à quatre pattes. Elle se tourna vers Benoît et dit d’une voix sensuelle et autoritaire : « Baise-moi ». Ce dernier fut conscient du côté insolite de la situation mais l’excitation de ce fantasme fut telle qu’il obéit. Il songea que c’était bien la première fois qu’un livre était aussi réaliste… Cette remarque ne lui parut même pas étrange.

    La jeune blonde cessa soudain ses cris de plaisir. Elle tourna la tête vers la gauche et dit avec une voix d’homme :

— Il ne peut rien me faire, il est homosexuel.

    Elle se tut.

    Benoît ne réalisa pas tout de suite ce qu’il venait d’entendre. Il suivit le regard de la blonde et fut surpris de voir son ex, Michelle, assise sur le sol. Impassible, elle les regardait baiser. Quand était-elle arrivée ? Etait-elle déjà là ? Pourquoi ne l’avait-il pas vue auparavant ?

    Comprenant enfin les mots de la jolie blonde, il se sentit blessé dans son orgueil. De plus, il sentait qu’il débandait et qu’il ne pouvait rien y faire. Il avait honte, c’était sa virilité elle-même qui était touchée.

    Des bruits de coups se firent entendre depuis le couloir. On frappait sur la porte de fer. Il y eut un grand fracas. Quelques secondes plus tard, les deux hommes en manteau noir surgirent dans la pièce. Ils sortirent leurs revolvers et ouvrirent le feu. Benoît fit un pas en arrière et sentit le sol se dérober sous ses pieds. Il eut un vertige sentant qu’il sombrait dans le néant. Il eut l’impression de faire une chute sans fin. La scène du château devint un point perdu dans l’infini…


 

    Benoît se réveilla en sursaut, son corps tremblait, il était en nage. « Quel cauchemar ! » dit-il à voix haute. Un coup d’œil autour de lui et il réalisa qu’il n’était pas chez lui. Il était vaseux et ne se souvenait pas bien de ce qu’il avait fait la veille. Il était certainement sorti boire un verre et… La porte de l’appartement claqua, il entendit des talons dévaler les escaliers. Il comprit qu’il était chez une femme et qu’elle venait de quitter les lieux. Il se leva et regarda par la fenêtre. Il fut saisi d’un frisson en voyant la jolie blonde de son rêve sortir de l’immeuble et monter dans un taxi. Benoît regarda autour de lui, les bâtiments haussmanniens lui indiquaient qu’il était toujours à Paris. Cela le rassurait un peu. En regardant plus en détail, il s’aperçut qu’il était dans un de ces beaux appartements du cinquième arrondissement, rue Monge. Il était à cinq minutes du travail. Puis il se souvint qu’il avait trois cours aujourd’hui et qu’il fallait qu’il se prépare. Sur la table du salon, la jeune femme avait laissé un mot précisant qu’il n’avait qu’à claquer la porte en sortant et qu’il pouvait la rappeler quand il voulait, c’était signé Sonia. En notant le numéro de téléphone dans son mobile, Benoît repensa au rêve fou qu’il avait fait. Il finit par se dire qu’il avait dû trop boire et n’avait peut-être pas été un amant génial. Voila certainement l’explication de ce rêve troublant.


 

    Benoît Desage était professeur d’histoire à l’université de la Sorbonne à Paris. Il était reconnu dans le milieu et ses travaux faisaient référence en ce qui concerne la période de la Renaissance. Il était dans son bureau à peaufiner ses cours quand on frappa à la porte.

— Entrez, dit-il d’une voix monotone sans lever les yeux de ses travaux.

Un jeune homme ouvrit la porte et s’enquit d’un air jovial :

— Salut Ben, comment ça va ? Ce soir, c’est le grand soir ?

— Salut Sébastien, ça va ? Ha, c’est vrai c’est ce soir. Pour tout te dire, j’avais complètement zappé. C’est où déjà ? Au George V ?

— Quoi ? T’as oublié que tu reçois le Prix Chateaubriand ce soir !

Sébastien n’en revenait pas. Il aurait tant aimé être à sa place, lui n’aurait jamais oublié la date. Il n’était pas jaloux du succès de son collègue mais espérait bien réussir un jour à décrocher une reconnaissance.

— Non, bien sûr que j’ai pas oublié, mais j’ai la tête ailleurs ce matin. J’ai fais un rêve bizarre et, je sais pas… c’est… »

Benoît raconta son rêve en oubliant évidemment le passage concernant sa sexualité et sa virilité. Sébastien le rassura :

— T’inquiète pas, c’est juste que tu stresses un peu pour ce soir, c’est pas tout les jours qu’on reçoit le prix Chateaubriand !


 

    Cette année, le Conseil général des Hauts de seine avait réservé la salle de restaurant du George V pour y décerner le prix Chateaubriand. De nombreuses personnalités publiques étaient présentes dont le Président de la République ainsi que le ministre de la culture. Plus, évidemment, toutes sortes de pique-assiettes qui s’étaient fait inviter pour l’occasion. Le gratin des historiens de toute l’Europe était aussi présent. Benoît connaissait plusieurs de ses confrères pour avoir lu leurs travaux. Toutefois, nombreux étaient ceux qu’il rencontrait pour la première fois. On lui avait présenté certains de ses confrères qu’il écoutait distraitement. Il préférait porter son attention sur les délicieuses noix de Saint-Jacques qu’on venait de leur servir et sur l’exquis vin blanc qui les accompagnait. A sa droite, un Finlandais spécialiste de l’histoire médiévale s’adressa à lui avec un fort accent étranger :

— Avez-vous lu le « Château d’Assler » ?

Benoît fut saisi de vertige. Il fit répéter trois fois son voisin qui reposa autant de fois sa question qu’il ne fut nécessaire :

— Le Château d’Assler, de Dino Bégeaste, est ce que vous l’avez lu ? Je pense qu’il vous intéressera beaucoup, compléta le Finlandais.

    A cet instant, Benoît fut vraiment troublé. Il n’avait jamais entendu parler de ce livre, sauf dans son rêve, ni de ce Dino Bégeaste. Il repensa à la situation, le restaurant chic, le voisin avec un accent snob, et ce maudit livre : « Le Château d’Assler ». Avait-il fait un rêve prémonitoire ?

    En enquêtant auprès de son voisin il apprit que le professeur Dino Bégeaste est historien au Caire et son ouvrage, « Le Château d’Assler » traite de la fin Renaissance. Ils discutèrent pendant longtemps à ce sujet mais le Finlandais restait évasif quand au contenu de l’ouvrage.

    Le silence se fit dans la salle, on invita Benoît à rejoindre une estrade pour lui remettre son prix. Il se leva et se dirigea vers le Président du Conseil Général qui l’attendait en souriant. Benoît monta sur l’estrade et balaya la foule du regard. Il suffoqua alors de terreur. Les deux hommes en manteau noir et chapeau melon de son rêve étaient là, assis à une table. Ils le regardaient fixement. Pris de panique, Benoît quitta les lieux sans explication.


 

    Les questions se bousculaient dans la tête de Benoît. C’était à n’y rien comprendre. Il avait rêvé d’un livre qui était devenu réel, ou l’inverse, il ne savait plus. Il y avait Sonia la jolie blonde, chez qui il s’était réveillé, dont il n’avait aucun souvenir sauf dans son rêve. Et les deux types en manteau noir, que faisaient-ils au George V ? Etaient-ils là pour le tuer ? Il avait des vertiges en repensant à tout ça. Il sentait surtout qu’il n’avait pas le choix, il devait trouver ce livre, « Le Château d’Assler ».

    Benoît était dans la bibliothèque du département d’histoire de l’université de la Sorbonne. On venait tout juste de lui apporter l’ouvrage s’intitulant « Le Château d’Assler » lorsque les portes s’ouvrirent avec fracas. Les deux hommes en manteau noir et chapeau melon entrèrent dans la salle. En pleine montée d’adrénaline, Benoît s’enfuit en courant. Il fonçait sans se retourner dans les longs couloirs droits de la Sorbonne. Il avait l’impression que ses poursuivants le collaient aux basques. Il accéléra encore, quitta le bâtiment et déboucha rue Saint-Jacques. Là, Il courut vers sa gauche, en direction de la Seine. Arrivé rue des écoles il s’arrêta et regarda autour de lui. Les deux hommes n’étaient plus là. Benoît souffla un peu et traversa la rue. Il vit alors les deux hommes débouler de la rue de la Sorbonne. Ces derniers le repèrent en un coup d’œil, il s’enfuit de nouveau.

    Benoît courait à se faire sauter le cœur le long de la rue Saint-Jacques. Arrivé au boulevard Saint-Germain il tourna à gauche, aperçut la station Cluny-La-Sorbonne et décida d’y descendre. Il dévala les escaliers en quelques secondes, franchit les barrières du métro tant bien que mal et s’engouffra dans le tunnel qui mène à la station Saint-Michel. Le premier quai qui se présenta à lui fut celui de la ligne 4. Quand il arriva, le métro était à quai et la sonnerie annonçant la fermeture imminente des portes retentissait. La sirène stoppa, Benoît se projeta dans le wagon, les portes claquèrent derrière lui. Le métro démarra lentement, tout juste à temps pour semer les deux hommes qui déboulaient sur le quai.

 

    Hors d’haleine, Benoît s’assit sur un strapontin. Comme il reprenait son souffle, il repensa au livre. Cette fois il l’avait dans les mains. Il le regarda attentivement. « Le Château d’Assler », il y avait un sous-titre : « Les songes d’un historien » écrit par Dino Bégeaste. Alors qu’il observait l’ouvrage, les questions fusèrent dans sa tête. Il crut même qu’en l’ouvrant il allait se téléporter, comme dans son rêve. Il l’ouvrit…

Son téléphone sonna. Il ne s’était évidemment pas téléporté. Il sortit l’appareil de sa poche et regarda le cadran. C’était Michelle, son ex. Il ne fut presque pas étonné de cet appel. Il répondit :

— Allo, Michelle, qu’est ce…

    Elle lui coupa la parole :

— Ben, tu as le livre ? Retrouve-moi à Pigalle le plus vite possible !

— Quoi ? Mais qu’est-ce qui se passe ? Comment ça se fait que…

La communication se coupa.

— Saleté de métro, ça coupe forcément quand t’en as besoin !

Il se calma et pensa à son trajet. Il devait changer à Barbès pour prendre la ligne 2 et descendre à Pigalle.


 

    Benoît sortit de la station Pigalle et aperçut Michelle de l’autre côté de la rue. Il scruta la rue pour la traverser quand il fut pris de panique. Les deux hommes en noir étaient là, à quelques mètres de lui. Il s’enfuit en courant. Tout allait très vite autour de lui. Benoît prit la direction du boulevard de Clichy, courut quarante mètres et entra dans le premier commerce qu’il croisa. Sexodrome, était écrit sur l’immense façade en lettres rouge lumineuses. Les images défilèrent devant ses yeux. L’entrée, le guichet, le couloir rouge avec les cabines sur les côtés, la porte où il était écrit « privé ». Il entra. Son cœur battait à cent à l’heure, ses tempes allaient exploser à chaque battement. Là, il eut un vertige et comprit que la fin approchait.

    Dans la salle, on avait posé un décor représentant l’intérieur d’un château de pierre. Au centre du décor la jolie blonde, Sonia, se faisait prendre en levrette par un homme très musclé. Huit personnes assistaient à la scène et deux caméras filmaient les ébats de ces deux jeunes gens. Benoît chercha une sortie mais n’en trouva pas. Les deux hommes en noir entrèrent alors dans la pièce. Ils sortirent leurs armes visèrent et ouvrirent le feu. Benoît prit deux balles dans le ventre et s’effondra sur le sol. Il se sentait partir. Le temps était comme suspendu. La douleur s’atténuait peu à peu, puis elle disparut. Il se sentait bien, comme s’enfonçant lentement dans du coton. Il ferma les yeux.


 

    Lorsqu’il ouvrit les yeux, Benoît était dans son lit, emmitouflé dans ses draps blancs. Il fixa le plafond un long moment afin de bien reprendre ses esprits. Il avait du mal à vraiment réaliser ce qu’il venait de rêver. Un mouvement dans le lit attira son attention. Il regarda et vit la jolie blonde de son rêve, Sonia, endormie à ses côtés. Il se redressa brutalement, sentant qu’il chavirait. Sur sa droite, posé sur la table de nuit, il y avait un livre. Il regarda de plus près et lut : « Le Château d’Assler », sous-titre « La prison de rêve ». L’ouvrage était signé Benoît Desage.

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