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Chien et chat

   Les nuits étaient encore fraîches en ce début d’avril 1934. Le temps était humide, ce qui rendait les toits parisiens glissants. Pourtant, une ombre agile n’avait aucun mal à se mouvoir sur la cime des immeubles Haussmanniens. Cette furtive silhouette était celle d’un voleur qui sévissait déjà depuis près d’un mois. Lors de ces sombres nuits, il ne bravait pas le pavé mais progressait sur les tuiles et la taule des hôtels particuliers concentrés dans les quartiers huppés de la capitale. Il connaissait si bien la ville qu’il se rendait presque n’importe où sans toucher le sol. La traversée de certaines avenues nécessitait d’emporter quelques solides cordelettes grâce auxquelles il tissait son parcours.

   L’éclairage électrique était récent et assez peu lumineux en certains endroits de la ville. En réalité, la cité lumière était encore très sombre lorsqu’on s’écartait des boulevards et des avenues. Ainsi, mêlant agilité, connaissance des lieux et équipements appropriés, le cambrioleur arrivait à frôler l’invisibilité.

   L’homme arriva sur le toit de l’Hôtel de Bassompierre, place des Vosges. Il se laissa glisser jusqu’à la gouttière en s’appuyant contre la lucarne. Il jeta un œil par la fenêtre, la petite chambre de bonne était vide. Il sortit son diamant et commença la découpe du verre. Peu de temps après, il avait le fragment de la vitre dans les mains. Il le posa contre la gouttière et ouvrit la fenêtre. Telle une ombre furtive, il se glissa silencieusement dans la chambrette. Il traversa la pièce aussi silencieusement qu’un félin, ouvrit la porte et emprunta l’escalier de service. En peu de temps, il se retrouva face à une serrure verrouillée. Il sortit un petit étui de cuir et en extirpa le crochet approprié. En quelques mouvements il ouvrit la porte et entra à l’intérieur d’un somptueux bureau. Il se dirigea vers un luxueux secrétaire qu’il crocheta à son tour. Sans plus de cérémonie, il emporta le contenu et laissa sa carte de visite. Une représentation publicitaire du célèbre cabaret le Chat Noir sur laquelle était écrit : « Tournée du Chat Noir de Rodolphe Salis », qui datait de l’époque où la revue faisait référence. Il posa ensuite le pion noir d’un jeu d’échec et disparut. Le crime était signé.

 

   L’inspecteur Louis-Eugène Chaniêt venait d’arriver au 23 de la place des Vosges. L’homme était grand et mince, vêtu d’un costume en tweed. Il avait toujours avec lui une belle pipe en merisier qu’il serrait entre ses dents. Les traits de son visage étaient fins, son nez un peu crochu et il avait d’épaisses poches sous les yeux qui lui donnaient un air canin. Le policier fut accueilli par une servante qui lui annonça que ses collègues étaient déjà dans le bureau de monsieur Jean-Charles Lecors. Plusieurs agents étaient présents dans la pièce. A peine arrivé sur les lieux, Bruno Marrais, adjoint de l’inspecteur, se précipita à sa rencontre tout en désignant la carte et le pion.

   — C’est encore ce maudit Chat Noir, dit-il, il a emporté des documents mais aucun objet de valeur. Comme d’habitude il signe avec une carte du cabaret et un pion d’échec.

   — Il est passé par les toits ? demanda l’inspecteur d’un air détaché.

   — Oui, par une chambre de bonne du sixième étage.

   — Je présume qu’il s’agit là de monsieur Lecors.

   L’inspecteur désigna un homme richement vêtu au teint pâle et à l’air inquiet. Ce dernier s’avança et parla d’une voix tremblante.

   — Vous êtes l’inspecteur Chaniêt, puis-je vous parler en privé ?

   — Bien sûr monsieur Lecors, je vous suis.

   Les deux hommes se rendirent dans un petit salon à l’écart. A peine la porte fermée, le propriétaire parla d’une voix pressante et craintive.

   — Inspecteur, vous devez absolument retrouver ces documents. Il en va de la sécurité nationale.

   — Calmez-vous monsieur Lecors. Expliquez-moi tout depuis le début.

   — Vous vous rappelez forcément de l’affaire Stavisky qui ébranla le gouvernement entre les mois de décembre et février dernier.

   — Evidemment, cette affaire n’a que trois mois. Serge Alexandre Stavisky, le fondateur du Crédit Communal a été accusé de fraude après avoir mis en circulation 25 millions de franc en faux bons au porteur. Ensuite, les nombreuses relations qu’il entretenait avec la police, la presse et la justice ont poussé le Président à changer de gouvernement. L’affaire a provoqué, on en parle encore au commissariat. Aujourd’hui, la gauche accuse la droite d’avoir orchestré toute l’affaire dans le seul but de faire démissionner le gouvernement Daladier.

   — C’est très juste inspecteur Chaniêt, vous avez très bien résumé les faits. Et bien, les documents que ce diable de Chat noir a dérobés cette nuit mettent directement en évidence des relations entre Stavisky et le Président Lebrun. Vous comprenez donc pourquoi nous devons les retrouver avant qu’un nouveau scandale n’éclate. La république ne s’en relèverait pas.

   Le policier tira calmement sur sa pipe.

   — Je vois, dit-il songeur. Effectivement, si le président venait à être mouillé dans cette affaire, le gouvernement d’union nationale qu’il vient de nommer s’effondrerait comme un château de carte. Cela signerait certainement la fin de la troisième république. Dites-moi exactement ce que contiennent ces documents.

   — ils sont confidentiels. Tout ce que je peux vous dire c’est que l’actuel ministre de la guerre, le maréchal Philippe Pétain et les radicaux de droite ne sont pas arrivés au gouvernement par hasard. Vous devez arrêter ce voleur.

   — Si mes renseignements sont justes, vous êtes un des conseiller particuliers du président de la république. Si ces documents sont si compromettants, comment se fait-il qu’ils soient en votre possession ?

   — Le Président avait peur que certains membres de l’actuel gouvernement tentent de le faire chanter. Il a donc confié à ses plus proches conseillers Gaston Rouquier, Albert Petit et moi-même le soin de conserver ces preuves. Comme vous le savez sans doute, le Chat noir a déjà cambriolé le cabinet de monsieur Petit la semaine dernière.

   — Oui, j’ignorais seulement la nature du vol. Monsieur Petit n’ayant pas été aussi bavard que vous.

   — Je sais, nous avions décidé de ne rien dévoiler dans un premier temps. Aujourd’hui, nous n’avons plus le choix.

   On entendit des bruits en provenance du couloir, la porte du salon s’ouvrit laissant apparaître un homme costaud vêtu d’un costume noir à queue de pie. Il portait encore son haut de forme et tenait une serviette en cuir sous le bras. Il était essoufflé et avait les joues rouges lorsqu’il à l’ôte d’une voix sonore.

   — Jean-Charles, je suis venu dès que j’ai appris la nouvelle. C’est terrible ! La France est perdue !

   — Gaston, Je te présente l’inspecteur Chaniêt, je viens de lui raconter. Tu les as apportés ?

   — Oui, ils sont là. Nous devons absolument les mettre en lieu sûr ! Dit-il en posant la serviette sur une table, extirpant ensuite un épais dossier.

   L’inspecteur fixa son attention sur les documents, il dit alors :

   — Confiez-les moi, le Chat Noir n’essayera pas de les voler au commissariat.

   — Vous comprendrez bien, inspecteur Chaniêt, que nous ne pouvons confier de telles preuves à la police.

   L’inspecteur afficha un air amusé.

   — Evidemment. Dans ce cas, placez-les en sécurité dans un coffre fort chez vous... Vous possédez bien un coffre monsieur Rouquier ?

   — Oui.

   — Si vous n’y voyez aucun inconvénient, je posterai un policier dans vos appartements qui veillera sur le coffre. Lors des plus sombres nuits, je viendrai moi-même en assurer la garde. Puisque ce sont les moments que choisit le Chat Noir pour sortir, nous allons le prendre au piège. Qu’en dites-vous ?

   — Je m’en remets à vous, inspecteur, répondit le gros bonhomme.

 

   Le ciel avait été sombre durant la journée entière, annonce d’une nuit noire. L’inspecteur Louis-Eugène Chaniêt s’était présenté à la porte de la maison de Gaston Rouquier en fin d’après-midi. Il était accompagné de son adjoint Bruno Marrais, un jeune homme fougueux qui arborait fièrement des rouflaquettes à la mode empire. Les deux hommes avaient été guidés dans le salon où se trouvait le coffre contenant les documents compromettants. Ils avaient libéré le policier en faction, lui assurant qu’ils prenaient la relève. L’inspecteur avait emporté une dame blanche d’un jeu d’échec et l’avait posée sur le coffre. Il tenait à démontrer ainsi sa détermination de piéger le Chat Noir. Le geste avait beaucoup amusé Bruno qui avait longuement plaisanté sur le jeu Puis, la servante leur avait apporté le souper. Ils avaient terminé le repas par un bon verre de single malt écossais. Peu avant minuit, Bruno sentit ses yeux se fermer, il lutta un peu mais sombra dans un lourd sommeil. Lorsqu’il se réveilla, l’inspecteur Chaniêt était étendu sur le sol. Le coffre était ouvert, vide. Enfin, pas tout à fait, une carte postale du cabaret le Chat noir était posée à la place des documents. Une tour noire était posée dessus, la dame blanche était renversée au pied de la tour. Une horloge sonna cinq heures. Bruno réveilla son collègue qui mit un moment à émerger.

   — Que s’est-il passé ? Demanda l’inspecteur encore étourdi.

   — On a été drogué ! Le chat noir a eu tout le temps de commettre son méfait !

   — Voila qui risque d’être fort fâcheux pour le Président.

 

   L’inspecteur Louis-Eugène Chaniêt était dans son appartement du 65 boulevard de Clichy. Assis à son bureau, il fixait le bâtiment d’en face : Caveau du chat noir, était inscrit au deuxième étage de la maison à colombage du numéro 68. L’homme eut un léger sourire en se replongea dans l’examen détaillé des documents qu’il avait dérobés aux conseillers du Président. Il avait consacré la nuit entière à la lecture des dernières preuves de l’affaire Stavisky. Cette enquête, il avait été obligé de la mener seul et selon des méthodes non conventionnelles. Il avait inventé le personnage du Chat Noir en s’inspirant du cabaret situé en face de son appartement et s’était procuré les documents nécessaires à son investigation. Aujourd’hui, il connaissait les dessous de cette affaire qui avait ébranlé la France et coûté cher à tant de ses collègues. En effet, nombreux avaient étés les policiers limogés dans le but de calmer le peuple. On avait puni les pions pour protéger les pièces importantes.

   L’inspecteur Chaniêt venait de lire la dernière page de documents si compromettant que la troisième république ne se relèverait pas de leur publication. Il réfléchit un moment et décida de détruire ces preuves. Il ne pouvait rendre ces informations publiques, le risque de voir une dictature succéder à la république était trop grand.

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