La roulotte de Maître Arcanoff
Quand j’étais petit, il y avait une fête que j’attendais avec plus d’impatience et d’excitation encore que noël ou mon anniversaire. Chaque année, peu de temps après la rentrée des classes, la petite ville où je vivais accueillait les forains durant toute une semaine. Les manèges et jeux de foire envahissaient l’esplanade de la mairie pour la plus grande joie des enfants. On y retrouvait toutes les caractéristiques typiques de ces festivités : les auto-tamponneuses, le petit manège en huit, la pêche au canard, le tir à la carabine, les punching-balls et autres stands de démonstration de force, et bien sûr, toutes les attractions à sensations fortes.
Je m’amusais beaucoup à cette petite fête foraine. Mais ce qui me plaisait plus que tout, ce que je n’aurais raté pour rien au monde et que j’attendais impatiemment depuis la fin de l’été, c’était le spectacle de Maître Arcanoff. Tous les ans, l’étrange personnage déployait son petit cinéma magique afin d’offrir une représentation unique et extraordinaire. Je me souviens qu’il arrivait toujours en tête du cortège des forains, tirant fièrement sa vieille roulotte de bois au volant de son auto rouge. Il s’installait au centre de la grande place et des autres attractions. Ensuite, il passait la semaine entière à déambuler sur les lieux, observant les alentours avec la plus grande attention. Lorsqu’on lui posait des questions, il répondait évasivement qu’il préparait son spectacle.
Maître Arcanoff parlait fort avec un accent très prononcé. Il était originaire de Russie et arpentait la France depuis bien longtemps. On racontait beaucoup d’histoires sur lui. Certains disaient qu’il avait fuit son pays parce qu’il était un descendant du tsar dont la famille avait été traquée après l’avènement du régime communiste. D’autres contaient qu’il s’était enfuit des goulags et avait ensuite franchi le rideau de fer avec tellement de documents compromettants qu’il pouvait provoquer l’effondrement de l’URSS. On disait aussi l’inverse, qu’il était un espion au service du KGB qui récoltait des informations. Les élucubrations allaient bon train concernant le Maître. Mais, ce dont j’étais certain, c’est qu’il possédait un véritable trésor d’images dans sa caravane.
Maître Arcanoff était un personnage très excentrique. Il présentait une forte corpulence et une carrure imposante. Son ventre assez rebondi trahissait un bon vivant. Une grosse barbe fournie et noire lui tombait sur la poitrine. Juste au dessus, deux yeux sombres vous donnaient l’impression que le Maître sondait votre esprit du regard. Il était toujours vêtu de la même façon et ne passait, pour ainsi dire, jamais inaperçu. Un grand chapeau haut de forme mauve orné d’un bandeau doré trônait entre ses oreilles. Une belle veste en queue de pie du même mauve que le chapeau laissait apparaître le jabot blanc de la chemise qu’il portait en dessous. Trois boutons tenus pas des brandebourgs dorés attachaient le veston sur son ventre. Il avait de magnifiques épaulettes, également dorées. Une large ceinture noire à boucle en or tenait un pantalon de toile vert olive. Ses pieds étaient chaussés de grandes bottes cavalières de la même couleur que la veste et le chapeau. Il avait la prestance et l’apparence d’un monsieur loyal dont les teintes vert et mauve évoquaient quelque chose d’inquiétant. Je dois d’ailleurs vous avouer que la première fois qu’il m’apparut ainsi vêtu, je fus terrifié. Cette peur a très vite fait place à de l’admiration.
Le maître avait une assistante qu’il nommait lui-même Princesse Irina. Elle était blonde aux cheveux très longs, la peau blanche comme la porcelaine et les yeux bleus comme des saphirs. Sa beauté ne laissait personne indifférent. Les hommes se retournaient sur son passage et les femmes en nourrissaient une grande jalousie. Princesse Irina portait toujours le même justaucorps rouge qui l’habillait des pieds à la tête ainsi qu’une jupe plissée de la même couleur qui descendait jusqu’aux genoux. Seuls, une ceinture et des bracelets jaunes poussin contrastaient avec le reste. Elle parlait rarement, et lorsqu’elle était seule elle avait un air triste. Personne ne connaissait leur secret mais pourtant tout le monde y allait de sa version. Pour les uns, elle était la fille du maître et avait perdu sa mère étant jeune. Pour les autres, elle était la femme d’Arcanoff qu’elle avait épousé pour de mauvaises raisons et regrettait l’amour qu’elle avait laissé au pays. Quoi qu’il en soit, le maître et la princesse étaient les seuls à connaître la vérité. Et il semble qu’ils n’avaient pas besoin de curieux pour s’occuper de leurs affaires.
Un troisième personnage accompagnait toujours Maître Arcanoff et Princesse Irina. Il s’agissait de Vladimir, ou Vlad comme ils le nommaient le plus souvent. Vladimir était un petit singe savant extrêmement bien dressé. Lors des projections, il avait toujours un rôle très important, il lui arrivait même de jouer plusieurs personnages. La plupart du temps, il était vêtu d’une réplique de la veste à queue de pie mauve que portait le maître. Lors des spectacles, il pouvait se changer des dizaines de fois. Il avait, dans une valise, toutes sortes de tenues vestimentaires à sa taille. Ainsi, il pouvait se déguiser en pompier, en policier, en danseuse, en soldat, en banquier, en boulanger, en charpentier, en maître d’hôtel, en serviteur ou en bien d’autres personnages selon l’histoire. Il y avait peu de ragots sur le singe, même si certaines vieilles dames acariâtres prétendaient qu’il les avait mordues. Je me disais que si c’était vrai, elles l’avaient sûrement mérité…
La roulotte était un long wagon de bois mesurant douze mètres sur trois. Elle était très colorée. Le toit était rouge vif et les murs jaune pâle. Les fenêtres et les volets ressortaient en bleu ciel. Sur un côté, il y avait quatre canonnières qui servaient lors des projections. Le tout était surélevé par un châssis de diligence, porté par de grandes roues en bois rouge.
Le soir du spectacle était toujours un moment particulier. Généralement, j’avais passé la semaine à faire des milliers de suppositions. Le lieu et le thème changeaient chaque année. Il suffisait d’apercevoir Maître Arcanoff à tel ou tel endroit pour que mon imaginaire commence à créer des centaines d’histoires différentes. Et comme je passais la semaine à l’épier, je ne cessais d’inventer. Il ne m’a jamais déçu, bien au contraire, et pourtant mes attentes étaient toujours plus grandes. Le Maître avait le pouvoir de surprendre à chacune de ses représentations.
Lors du dernier jour de la fête foraine des affiches étaient collées partout dans la ville. Elles annonçaient le lieu et l’heure exacte du show. Les premiers à apprendre l’information le faisaient immédiatement savoir autour d’eux. Tant et si bien que tout le monde était au courant avant même que toutes les pancartes ne soient collées. Le soir venu, les instants qui précédaient le rendez-vous du spectacle étaient semblables à une procession. Des centaines de personnes marchaient sur les mêmes chemins dans un murmure d’impatience. Au bout, la caravane était installée, prête à raconter son histoire.
La disposition était toujours identique. Le public était assis face à une grande toile blanche sur laquelle la roulotte projetait ses milliers d’images. Une petite estrade était installée devant l’écran. Vlad y intervenait régulièrement dans ses tenues excentriques et la princesse Irina dansait avec grâce et élégance. Depuis la roulotte, Maître Arcanoff bombardait la grande voile blanche à l’aide des quatre canonnières derrière lesquelles se trouvait autant de projecteurs. Sa voix intervenait par moment pour conter les histoires extraordinaires qu’il inventait. Selon le lieu ou la météo il pouvait raconter « le Prince de la pluie », « L’enfant des forêts », « La fabrique du bonheur », « Les champs de soleils » ou encore « Le voyageur des mondes ». Tous ses spectacles étaient merveilleux. Ils ont chacun laissé des souvenirs impérissables qui ont construit le bonheur de mon enfance.
J’avais douze ans en 1990 quand, en septembre, la petite fête foraine entra en ville. Cela faisait déjà plus de trois semaines que je ne parlais que de ça autour de moi. Mon impatience était à son comble. Ma déception fut immense de ne pas voir la petite voiture rouge tirer la roulotte en tête du convoi. Il n’était pas là. Les années qui suivirent, il ne revint plus. Ainsi, le dernier spectacle du maître auquel j’avais assisté fut en 1989. Je me souviens que c’était « Le voyageur des mondes ». Il racontait l’histoire d’un personnage qui avait dû quitter l’univers dans lequel il était né. A la suite de nombreuses péripéties, il finissait par rentrer chez lui. Trouvant sa maison en ruine, il entreprit de la reconstruire car, après tout, c’était chez lui.
C’est bien plus tard que je compris la signification de ce conte. En grandissant je suis devenu projectionniste par amour pour le cinéma. L’évolution vers le numérique a permis de développer des effets spéciaux toujours plus impressionnants de réalisme. Pourtant, je n’ai jamais retrouvé la magie des histoires du Maître dans le cinéma moderne. Alors, j’ai commencé à collectionner les vieilles pellicules de cinématographe. Un jour, alors que je regardais des images d’archive sur la fin du régime soviétique je fus stupéfait de voir Maître Arcanoff. Le film racontait que certains nobles avaient vécu l’exil pendant de longues années mais qu’ils étaient revenus après la chute du régime communiste. Ils étaient alors nombreux à avoir retrouvé leurs habitations en ruines. Je compris alors pourquoi sa dernière apparition fut en septembre 1989 et pourquoi il y avait raconté « le voyageur des mondes ».
