
Rendez-vous manqué
13h31. Marc-André se leva de table. Il venait d’achever ce qui avait toujours été son repas préféré : un copieux brunch canadien. Il savait le préparer à la perfection. Les deux œufs au plat n’étaient ni trop grillés ni baveux. Le bacon craquait sous la dent et les saucisses de bœuf étaient presque cramées. Les patates croustillantes à l’extérieur fondaient en dedans. Marc-André adorait les fèves au lard, le creton sur le pain et les pancakes bien épais. Sur ces derniers, il faisait couler en abondance le meilleur sirop d’érable du Québec. Le nectar provenait d’une cabane à sucre appartenant à son frère dont la récolte datait de la semaine passée. Comme chaque année, Marc-André avait participé à sa fabrication. Toute la famille se retrouvait pendant les fins de semaines pour récolter la sève et la faire bouillir.
L’homme quitta la cuisine et se dirigea vers la salle de bain.
14h12. Marc-André sortit de la salle de bain et alla dans sa chambre. Son plus beau costume était étendu sur le lit. Il l’avait acheté à la maison Simons, rue Sainte-Catherine. Marc-André se souvint du vendeur, il avait été agréable et l’avait conseillé avec justesse. Le jeune homme était élégant. Grand et mince, il avait une silhouette élancée. Une courte barbe claire cernait son menton. Ses pantalons étaient portés avec des bords courts, les revers tournés vers l’extérieur, ce qui rallongeait encore le personnage. Il portait une veste et une cravate en tweed qui lui donnaient un air de personnage anglais de romans tel Sherlock Holmes ou Phileas Fogg.
En repensant à son rendez-vous, Marc-André sentit son cœur accélérer. Il enfila son beau costume noir.
14h21. Marc-André ajusta la boucle de son nœud papillon. Il boutonna ses manches et enfila sa veste noire. Un dernier coup d’œil face au miroir, il se trouva beau. Il n’avait pas l’habitude d’être aussi chic. La dernière fois qu’il avait porté un complet c’était pour le mariage de son frère, il y a six ans. Marc-André se souvint qu’à l’époque, il l’avait loué une centaine de dollars. Aujourd’hui, il avait acheté le smoking qu’il portait, ce qui lui avait coûté plus de deux mille dollars. A présent, il avait les moyens et puis l’occasion valait bien cet investissement. Il était très nerveux, son cœur battait si fort qu’il avait l’impression que sa poitrine allait se briser. Il se rassura un peu en revoyant son apparence irréprochable. Cela ne fut pas suffisant pour l’apaiser complètement.
Un regard sur sa montre, il sortit de sa chambre.
14h24. Marc-André quitta son appartement du 7206 avenue Casgrain. Il ferma la porte de bois et descendit les frêles escaliers extérieurs. Les marches n’étaient que des vielles planches usées soutenues par un mince squelette de métal. On aurait dit qu’elles n’avaient jamais été changées depuis leur construction. Les escaliers avaient été placés à l’avant des maisons afin de laisser plus d’espace aux jardins en arrière. Une astuce qui conférait un charme particulier à la ville de Montréal.
Marc-André se dirigea vers sa Honda Civic stationnée en face du marché Jean Talon. La Honda Civic grise était le véhicule le plus vendu au pays, dans la couleur la plus répandue. Chemin faisant, Marc-André repensa à son programme. D’abord, il allait chercher les diamants dans le centre de Montréal. Puis, il faudrait rouler bon train car le rendez-vous avec l’expert était fixé à Québec, à 18h30. Les pierres devaient lui rapporter un beau pactole.
15h08. Marc-André arriva à l’angle de la rue Cathcart et de l’avenue de l’Union. Par chance, il y avait une place juste là ! En face de la bijouterie. Il se sentit un peu rassuré, il ne porterait pas les pierres pendant longtemps. Il quitta son véhicule et traversa la rue vers la bijouterie Royale. L’endroit ne le paraissait pas, pourtant il s’agissait d’un haut lieu de la joaillerie à Montréal. La majorité des diamants, ambres, pierres précieuses qui étaient négociées en ville transitaient par là.
Marc-André venait chercher des diamants tout justes arrivés d’Afrique du Sud. Ensuite, il devait les apporter à Québec pour qu’ils soient expertisés. Le travail était risqué mais ça payait bien. Si les pierres étaient authentiques, sa part le mettrait à l’abri du besoin pour un bon moment. Son cœur battait la chamade. Marc-André avait l’habitude de ce genre de boulot mais habituellement il n’y avait pas autant d’argent en jeu.
15h11. Marc-André était appuyé contre une vitrine dans la bijouterie, la main gauche posée sur son ventre que deux balles venaient de traverser. Il laissa s’échapper le révolver de sa main droite qui tomba sur le carrelage perlé de sang. Son regard était vide, sa respiration saccadée. Il se laissa glisser jusqu’au sol. Marc-André n’avait pas vu le garde posté derrière lui, il était tellement stressé qu’il n’avait pas fait comme d’habitude. Il avait oublié de vérifier les angles morts avant de sortir son arme.
Le garde se rapprocha de l’homme qu’il venait d’abattre tout en le menaçant avec son pistolet. Marc-André leva lentement les yeux vers lui. Il vomit du sang et afficha un léger sourire. Il repensa au rendez-vous qu’il allait manquer et à l’argent qu’il n’aurait jamais. Son cœur luttait pour continuer de battre.
15h14. Marc-André gisait sur le sol de la bijouterie Royale de la rue Cathcart. Il était figé, le regard vide, souriant légèrement. Lui qui avait toujours été un braqueur prudent, discret et rapide. Lui qui ne s’attaquait jamais à des sommes supérieures à dix mille dollars, il avait été trop gourmand cette fois. Il ne s’était jamais fait attraper pour aucun de ses braquages. Il était même totalement inconnu des fichiers de la police. Il faisait entre quatre et six attaques par an et se contentait de ça. Il blanchissait son argent à l’aide d’une fausse entreprise, si bien que même sa famille ignorait tout de son côté criminel. Cette fois-ci il y avait beaucoup plus d’argent et le travail paraissait tout aussi simple. Il avait d’abord ignoré ce coup. Puis, il avait fait des projets, alors il s’était lancé dans cette histoire de diamants. Marc-André comprit pourquoi il avait été si nerveux toute la journée. Il allait à son dernier rendez-vous.
Son cœur cessa de battre.