
Un léger contre-temps
Passons tous les éléments en revue. Le poids est bien relié au tambour qui, par le biais du rochet est actionné par la roue motrice… Donc, le remontoir doit fonctionner. Ensuite, les trois arbres soutiennent successivement la roue du centre, la roue petite moyenne et la roue d’échappement. Celles-ci s’entraînent chacune grâce aux pignons… Là, là et là… C’est bon. Juste au dessus de la roue d’échappement, l’ancre soutient la fourchette. Cette dernière limite l’amplitude du balancier qui lui-même est composé de bas en haut de la lentille, la tige et la lame de suspension. Cette fois-ci tout y est ! Il n’y a donc aucune raison que cela ne marche pas. Il ne me reste plus qu’à la remonter et… Ou est la clé du remontoir ?... Ah, ici… Bon c’est parti… Clic. Voilà, là, elle est remontée au maximum. Je rejoins le balancier, je le lance et cette fois-ci il n’y a pas de raison que ça ne marche pas. Allez Al, pousse de toutes tes forces, là ! Ho hisse ! Clac. Tic... Tac… Tic… Cloc, clong… clong… cloooong. Ah ! Non ! Pourquoi ça ne marche pas ? J’ai tout démonté, nettoyé et remonté comme sur le plan !... Je dois encore tout recommencer… Et là, il faut absolument que je retrouve ce maudit grain de sable !
Je me nomme Al Breguet, je suis chercheur-trouveur-expérimentateur. Mon domaine de prédilection est le temps. J’ai observé son fonctionnement durant de nombreuses et longues années. Je vais vous faire part de ce que j’ai découvert lors de mes études sur le sujet. Il existe des objets, que je qualifierais de magiques, qui nous permettent d’apprécier le temps de différentes manières. Je vois bien votre air dubitatif, mais croyez moi, ils sont bien réels. Tout d’abord, il y a la Grande Horloge du Temps. Elle est la ligne droite de la temporalité, la continuité perpétuelle de ce qui fut, qui est et qui sera. Invisible et immatérielle, elle avance irrémédiablement sans se retourner. On peut dire qu’elle représente le temps objectif.
Ensuite, on trouve des dizaines et des dizaines de sabliers temporels. Ils sont tous de tailles et de formes différentes. Leurs usages sont multiples. Ils peuvent mesurer les moments, les périodes, les époques, les ères, les saisons, etc. Ils délimitent les instants ressentis comme les joies, les peines, les moments d’impatiences ou encore ceux de nos diverses absences. Ils représentent en définitif le temps subjectif.
Je vais maintenant vous faire part de ma plus grande découverte. Un soir où j’étais couché dans mon lit, je m’apprêtais à m’endormir quand je fus pris de spasme. Je me retrouvai alors entre éveil et sommeil. Ce fut comme si j’étais tout à la fois l’un et l’autre, endormi et conscient. Mes yeux étaient en même temps fermés et ouverts. Ce que je vis alors bouleversa définitivement mes convictions. Un homme au teint gris azur était penché au dessus de moi. Il portait un vêtement flou aux couleurs d’un ciel étoilé. Une sorte de grande cape de nuit qui ne laissait entrevoir qu’une partie de son visage. Tous ses gestes étaient gracieux et fluides, un peu lents mais très précis. Il tenait un petit sablier dont il entreprit de dévisser une extrémité. Il pencha ensuite le petit objet au dessus de mon visage et le tapota de son index. Un peu de sable chuta sur mon front. Il revissa l’ustensile et le plaça en lévitation au dessus de moi. Il disparut. J’eus alors l’impression que mon esprit se détachait de mon corps. C’était hallucinant.
Je décidai immédiatement de tout faire pour récolter un peu de ce sable magique. Je devais l’observer, l’expérimenter, le comprendre. Je n’attendis pas un instant de plus, l’occasion ne se représenterait peut-être jamais. Je saisis le petit sablier et l’ouvris à mon tour. Je le renversai au dessus de ma main. La poussière qui s’en échappait disparaissait presque aussitôt. Je le vidai totalement sans même sentir un seul grain de sable sur ma peau. J’étais déçu. J’observais alors le verre en détail, et c’est là que je vis qu’il en restait un collé à la paroi. Un dernier miniature grain de sable me laissait l’espoir d’un jour comprendre ce matériau si étrange. Je refermai le contenant en attendant d’imaginer un moyen de le capter. J’avais le sentiment que je possédais là un trésor inestimable. J’étais sur le point d’aller le ranger dans un endroit sûr, lorsque je découvris une autre merveille incroyable.
En regardant par la fenêtre, je vis que le paysage était modifié. Une immense bâtisse se dressait à l’endroit où, habituellement, il n’y avait rien. J’observai de plus près, c’était une horloge. Elle dominait largement les autres constructions. A vue d’œil, elle devait mesurer plus de cinq cent mètres de haut. Elle n’était pas là hier, et aujourd’hui elle se dressait devant moi. Je compris qu’elle avait toujours été là mais que je ne pouvais pas la percevoir pour une raison qui m’étais inconnue. Je décidai alors de la visiter. Je plaçai le sablier dans une poche et me rendis au pied du gigantesque édifice.
Une immense porte était entrouverte, au fronton, on pouvait lire une suite de chiffres. 23 958 257 467 369 971 562 765 214 262 375. J’entrai. Un grand escalier menait au sommet. Je marchai pendant ce qui me parut des heures pour finalement arriver au dessus des rouages. C’était une mécanique magnifique, d’une fluidité et d’une beauté époustouflantes. Je m’en approchai encore un peu plus. J’étais obnubilé, envoûté. J’oubliai alors de regarder où je mettais les pieds et je trébuchai. Je réussis à me rattraper mais le sablier s’échappa de ma poche. Il tomba et se brisa. Le grain de sable qu’il contenait chuta et disparut entre deux rouages. L’horloge s’arrêta. Tout autour de moi, le temps se figea. Je restais seul à pouvoir encore bouger. Catastrophe ! Depuis ce jour, je m’efforce de réparer l’horloge en vain. Je l’ai démontée, nettoyée et remontée des dizaines de fois sans résultats.
Je venais de démonter à nouveau la complexe mécanique de l’Horloge du Temps. J’en inspectais les différents éléments lorsqu’une colombe se posa devant moi. Je restais incrédule, comment pouvait-elle échapper au temps figé ? L’oiseau se changea instantanément en enfant. Il conserva les ailes blanches, si bien que je me retrouvai face à… un ange. Il ressemblait en de nombreux points à la représentation que l’on se fait souvent de Cupidon ou même, aux peintures des chérubins sur les tableaux religieux. Il me regardait d’un air amusé et me demanda d’une voix éclatante :
— Pourquoi as-tu démonté ton horloge ?
Je ne compris pas de quoi il parlait.
— Quoi ?
Il montra les rouages étalés sur le sol.
— Ça là. Pourquoi as-tu démonté ton horloge ? répéta-t-il.
— Ce n’est pas la mienne, c’est la Grande Horloge du Temps. J’ai fait tomber un sablier et elle s’est arrêté, alors j’essaye de la remettre en marche.
Il rit de bon cœur.
— Ah les humains, vous êtes tous pareils ! On ne peut pas vous laisser cinquante ans sans que vous ne fassiez n’importe quoi. Tu as vraiment cru que tu avais stoppé le temps ? Quel égocentrisme ! La vérité est bien différente. Ceci est ton horloge de vie. Elle s’est arrêtée en même temps que ton cœur. Tu n’arriveras jamais à la faire repartir… Je suis Adriel, ton ange gardien. Je suis venu te dire que tu es accepté au Paradis. Allez, suis moi, je t’y emmène.
Il rit de plus belle.
A cet instant, je compris la signification des chiffres au fronton de la porte de l’horloge. C’était tout simplement moi, la 23 958 257 467 369 971 562 765 214 262 375ème vie sur Terre. Je me sentis alors aussi insignifiant qu’un grain de sable dans le désert.